L'île Longue, la redoutable
Pendant vingt-cinq ans, des ouvriers civils ont travaillé sans protection près des missiles des sous-marins nucléaires de la base militaire de Brest. Un collectif mène aujourd'hui un combat titanesque pour faire reconnaître les cancers professionnels qui augmentent chez les anciens salariés. Enquête.
«Tout ce qui n'est pas prescrit est interdit » à l'île Longue. Niché sur la presqu'île verdoyante de Crozon, dans la rade de Brest, ce bout de terre sillonné par un ballet incessant d'hélicos, abrite en sous-terrain, dans le plus grand secret, les armes de la dissuasion française. Le Redoutable, Le Terrible, Le Foudroyant, L'Indomptable, Le Tonnant et l'Inflexible. Les six sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de première génération ont sommeillé là.
Sur la rive d’en face, au plateau des Capucins, cinq anciens techniciens du site ont répondu présents au rendez-vous fixé par Francis Talec, président de l'antenne brestoise des irradiés des armes nucléaires de l'association nationale Henri Pézérat. Dans l'un des espaces de la médiathèque de l’ancienne usine de construction navale, aujourd'hui reconvertie en pôle culturel branché, les souvenirs défilent cet après-midi de mai. Les bons moments de camaraderie, la solidarité pendant les grèves mais aussi les difficiles conditions de travail. «On était en permanence sous bétons. Le bâtiment était entouré de barbelés. La chefferie pesante », égrène Pierre-Jean interpellant ses ex-équipiers par leur surnom. «Les procédures pouvaient durer deux à trois heures pour réaliser une seule tâche », mime Pierre. Après chaque opération, les outils sont comptés et vérifiés comme dans un bloc opératoire. Dans cet univers très réglementé, où tout a été prévu pour éviter les risques, un détail échappe aux ouvriers : l'absence de protection.
En poste à la pyrotechnie - la zone dans laquelle les têtes nucléaires sont montées sur des missiles à trois étages et ensuite embarquées à bord du sous-marin - ces «camarades» passent de longues heures à travailler, et à «casser la croûte» près de la source qui «crache» des rayons gammas et neutrons. Nocifs pour la santé. «On nous avait dit ça ne rayonne pas c'est du bois », appuie le président de son regard pénétrant.
Constitués en collectif depuis 2013, les anciens salariés luttent pour recenser les maladies provoquées par l'exposition à ces rayonnements, cumulée à celle d'autres agents cancérogènes comme l’amiante. Francis Talec épluche les documents qui s’amoncellent sur la table. Tel un élève consciencieux, le doyen de 73 ans récite leurs revendications : la reconnaissance des maladies professionnelles, l’amélioration du suivi post-professionnel, et la levée du secret défense sur une enquête réalisée en août 1996 par la direction navale après un mystérieux incident.
David contre Goliath
Chez les anciens employés, une légende raconte que le dosimètre d’un salarié du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), oublié sur place, aurait été dégradé par la forte radioactivité émise par un missile, alertant la hiérarchie d'un danger. Des rumeurs impossibles à confirmer. En novembre, les chantiers sur les têtes nucléaires sont arrêtés pendant trois semaines. Les postes de travail sont alors transformés en zones contrôlées et des formations à la protection radiologique sont organisées pour les personnels.
Comment expliquer ce revirement ? Pour quelles raisons les rayons ont été mesurés pour la première fois en août alors qu’ils ont toujours existé ? Ces questions sans réponses ravivent les rancœurs des six compagnons. Après avoir réclamé à plusieurs reprises les résultats de cette enquête, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense informe dans un courrier du 30 juillet 2013 : «Ce rapport établi par l'Amiral Geeraert en 1996 contenant de nombreuses informations classifiées relatives à des systèmes d'armes nucléaires toujours en service au sein de nos armées, il n'est pas envisagé de le rendre public ». Ce sera l’ultime communication de la Grande Muette. «Ca ne nous intéresse pas de connaître ce qu'il y a dans ces armes. Ce qu’on veut c'est le nom du responsable », martelle le président, la voix recouverte par les interjections de ses voisins.
Confronté à l’inertie et l’impuissance des élus locaux précédents, le collectif a saisi en mars 2017 le tribunal administratif de Paris. Mais leur demande est toujours en attente. «La couleuvre est difficile à avaler », avoue Gilbert. De son côté, l’actuel député du Finistère Jean-Charles Larsonneur n’a pas donné suite à nos sollicitations.
«La bombe nucléaire tue plus de civils en France que de potentiels ennemis extérieurs », ironise timidement Pierre-Jean les bras croisés. Sa formule, célèbre dans l’assemblée, balaie le passé pour revenir au vif du sujet. Treize cancers, sept leucémies et une cataracte, à ce jour comptabilisés.
«Il y avait de nombreux avantages à travailler là-bas mais aussi de terribles inconvénients », confirme Henri, guéri d'une leucémie aigüe déclarée en 2006. Loin de l’atelier des Capucins, encore habité par ses vieux démons, le retraité ouvre les portes de sa demeure. Son corps porte les séquelles des nombreux traitements à la cortisone qui ont nécrosé ses deux hanches. S'il a pu être opéré, le colosse aux pieds d'argile regrette de ne plus pouvoir danser ou simplement bricoler.
«Le moindre frottement me provoque des hématomes », se désole l'aîné, dévoilant des cicatrices sur ses mains, pourtant endurcies par les années de labeur. Muni d'un aide mémoire détaillant des dates clés, il livre le récit minutieux de ses démarches pour la reconnaissance de sa maladie professionnelle. Un parcours du combattant. Bien plus qu'un symbole, ce statut permet d'obtenir une rente calculée sur le taux d'invalidité : un dédommagement financier qui aide le malade dans sa prise en charge. «Il faut bien payer les pots cassés », rétorque Henri de sa voix douce.
Les invisibles
Grâce à l'acharnement des irradiés, la majorité des leucémies ont été reconnues, en plus de la faute inexcusable de l'employeur. Pour les cancers non répertoriés dans le tableau professionnel de la Sécurité sociale, les démarches sont plus complexes. «Inchangée depuis les années 80, cette liste reconnaît uniquement la leucémie, le sarcome osseux et le cancer broncho-pulmonaire, précise maître Cécile Labrunie, leur avocate. Si on contracte des maladies autres comme le lymphome, le cancer du rectum ou le cancer de l’œsophage, il faut établir le lien de causalité directe et essentielle pour prouver qu'il n'existe pas notamment de facteurs extérieurs à risque, par exemple un tabagisme ou des antécédents familiaux ». Ce lien est d'autant plus difficile à démontrer que ces maladies sont "sans signatures”, contrairement à l'amiante dont on retrouve des traces de plomb dans l'organisme. «De plus, peu de littérature scientifique existe sur les effets différés des rayonnements ionisants », poursuit la juriste. Une cruelle carence que relève également le sociologue Jorge Munoz. «La France a un retard considérable. Dès 1997, une étude réalisée par l'Institut américain du cancer a démontré que l'exposition de manière prolongée, même à de faibles doses, peut avoir des effets notoires ».
Vingt-et-une maladies sont ainsi reconnues outre-Atlantique. Autre incohérence : la loi de 2010 d'indemnisation des victimes des essais nucléaires français se base sur cette liste américaine.
Face à ces obstacles procéduraux «lourds et pénibles », le noyau dur de l'association baisse parfois les bras. «C'est loin d'être une retraite sereine», souffle Pierre, le médiateur de la bande. «Mais dans mon subconscient, je me dis “non c'est pas possible, il faut y aller” », se raisonne Francis Talec. Avec le concours d'Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), ils ont déjà remporté de petites victoires comme la reconnaissance du préjudice d'anxiété. La Cour de Cassation le définit comme l'inquiétude de pouvoir contracter à tout moment une pathologie liée à un cancérogène. Quinze personnes ont été indemnisées par l’État à hauteur d'environ 10 000 euros. «Mais on ne fait pas ça pour l'argent, on veut sortir de l'invisibilité », s'exclame André approuvé par ses compères. «Les langues se délient. Des militaires des sous-marins commencent à venir nous voir », ajoute t-il, interrompu par deux camarades venus réclamer de l'aide pour leurs dossiers. «Six décès dont la cause n'est pas connue de notre antenne nous ont été signalés », reprennent les anciens syndicalistes chevronnés, pour qui ce n'est que la partie émergée de l'iceberg.
« On n'éradique pas les rayonnements »
Depuis l’incident de 1996, la situation a néanmoins évolué à l'île Longue. Gants, casques et dosimètres équipent les employés de Naval Group. Les consignes de prévention sont régulièrement citées : il est déconseillé d'approcher une source radioactive à une certaine distance et d'y rester plus d'une certaine durée. «Par rapport à d'autres collègues du nucléaire civil, nous sommes plutôt bien lotis », reconnaît Roland Guilcher, actuel délégué syndical CGT de l'Arsenal de Brest. Mais le militant revendique la mise en place d'un dispositif de cessation anticipée d'activité identique à celui de l’amiante. En vain. «On n'éradique pas les rayonnements ionisants, ni les autres cancérogènes que l'on découvre de jour en jour sur le site », déplore t-il, hanté par le souvenir des irradiés.
Selon le bilan 2016 de l’Institut français de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), «les secteurs industriels et militaires restent les plus exposés à la radioactivité après l'aviation ». Une douloureuse piqûre de rappel pour les nouvelles générations qui vivent avec une épée de Damoclès au-dessus de leur tête.
Pour la première fois, une étude de santé, menée par l’Université de Bretagne occidentale, va permettre de mettre en lumière les conditions de travail des 200 pyrotechniciens, actifs de 1973 à 1996. Les résultats sont prévus d’ici la fin de l’année. L'un des objectifs est de déclencher une prise de conscience globale sur la méconnaissance du suivi post-professionnel, essentiel pour détecter l’apparition d’éventuelles pathologies. «La plupart des médecins traitants ignorent son existence, comme les patients qui doivent en faire la demande », explique le sociologue Jorge Munoz, à la tête de l’équipe, soulignant les failles actuelles du système. Pour cette génération sacrifiée, c’est aussi «un travail de mémoire ». Les yeux illuminés, les six sentinelles attendent avec impatience leurs conclusions. L’espoir prend finalement le pas sur l’amertume.

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